• Ahmadou KOUROUMA : la patience et l'urgence dans l'art de l'écrivain.

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    Ahmadou KOUROUMA : la patience et l’urgence dans l’art de l’écrivain.

    Ceci est une réflexion personnelle sur l’acte de création littéraire,
    ses éléments contingents et intangibles.

    Chers amis de ce blog, je désire vivement vous faire partager quelques impressions ressenties ce week-end, au cours duquel une association  de Besançon, organisait une série de conférences et d’échanges sur l’œuvre d’Ahmadou KOUROUMA, l’écrivain Ivoirien,  ceci s’inscrivant dans le cadre plus général de la commémoration du cinquantenaire des Indépendances Africaines. 
    Un moment particulièrement émouvant fut la projection d’un documentaire représentant Ahmadou Kourouma dans sa vie de tous les jours, en particulier pendant ses heures de travail, qui, si j’ai bien compris, étaient essentiellement nocturnes.
    On y voyait l’homme déjà âgé, enfin couronné de succès littéraire, assis devant le clavier et l’écran de son ordinateur, dans le silence de sa maison, réfléchir, ses longs doigts plissant la peau de son front pensif, taper au clavier un mot apparu instantanément sur l’écran, réfléchir, le supprimer, finalement supprimer un court paragraphe qui venait d’être écrit probablement dans les quelques dizaines de minutes qui précédaient.
    Suivait une interview pendant laquelle il donnait son sentiment sur son travail d’écriture, entretien pendant lequel il témoigna, de la surprise qui l’envahissait quand, après coup (le lendemain ou bien deux ou trois jours après) il relisait ses dernières pages. Il lui semblait, selon ses propres mots, avoir écrit dans une demi-inconscience, tout s’étant passé, pendant ces longues heures nocturnes, comme si ce n’avait pas été lui, ou pas tout a fait lui, qui avait tenu la plume !
    De ceci il témoigna à plusieurs reprises, si bien que cela prenait un caractère étrange, traduisant au fond une sorte de patience, d’écoute intérieure et en décalage avec le soi ordinaire, soit à distance de cet état de conscience commune qui est à l’œuvre dans les heures d’activité quotidienne.
    On le voyait à un autre moment traversant le beau jardin de sa villa, aux plantes luxuriantes ; plonger et traverser sa piscine, participer à la prière sur l’esplanade de la mosquée comme à un rite social, rendre visite à un vieil homme, manifestement cher à ses yeux et connaissance de longue date, peut-être de toujours ; puis  parcourir les rues en regardant par la vitre d’une voiture. Et de tout ceci émanait une impression de calme voire de lenteur, en tout cas une vie calme de l’esprit et du corps, qui renforçait pour moi l’idée de patience précédemment évoquée.
    Une autre séquence de ce reportage était celle-ci : Dans la journée Ahmadou Kourouma aimait consulter l’impressionnante collection de dictionnaires dont il était entouré comme d’une frêle muraille ; et ceux-ci, (était-ce là ses « gammes » d’écrivain ? sans doute) lui permettaient, selon son propre dire, d’avoir une connaissance précise de la signification des mots et une conscience éclairée du vocabulaire, son matériau pour œuvrer.
    Ce « travail du dictionnaire » était en quelque sorte le filet tendu qui rendait possible la haute voltige nocturne de l’écriture, la trame d’un tamis aux mailles rigoureusement calibrées qui permettait aux cristaux de l’inspiration de se répandre et trouver leur place, le plus naturellement possible, sur la page (ou plutôt sur l’écran !). Ceci corroborait par ailleurs ce propos de l’auteur : « ce qui sort le plus naturellement (d’un jet, sans rature ni reprise) c’est le meilleur ».
    Nous avions ainsi sous les yeux les états d’être de l’écrivain écrivant, témoignage des plus authentiques (grande simplicité de contact et de parole de ce géant d’environ deux mètres de haut) ; témoignage précieux !  
    Après le visionnement de cette vidéo, l’échange entre spectateurs s’organisa et je ne pus m’empêcher d’intervenir en signalant mon propre étonnement face à ce qu’Ahmadou Kourouma avait traduit de la surprise que son œuvre représentait pour lui-même.
    Qu’est-ce que cela pouvait bien signifier ? J’y discernai, pour ma part, un signe patent permettant de reconnaître en l’écrivain un grand inspiré, celui qui sait éveiller en lui une autre oreille, une autre écoute ; celui qui saisit le moment de l’inspiration (après un échauffement, une mise en condition, pour Kourouma : les dictionnaires, les lecture et relecture quasi rituelles de l’œuvre de Louis-Ferdinand Céline qui, comme lui, avait pris le parti littéraire d’un style direct et parlé) ; en fait, celui qui ne lâche plus la mèche du Kairos, le dieu de la « chance ».
    L’acte d’écrire s’inscrit dans un temps propre, Kairos est frère de Chronos !
    Réagissant à ma question et à mon étonnement, Alain Mabanckou (un des intervenants) me fit la réponse publique que, selon lui, le véritable auteur vivait dans une urgence qui était celle, justement, de saisir le moment d’inspiration ; utilisant cette métaphore très concrète de l’homme qui ayant faim dirait que tant pis, il mangerait plus tard, dans une semaine ou deux ! 
    Ne pas saisir le temps de l’urgence est un mal fatal à l’écrivain. Ce sentiment de l’urgence pouvait habiter la personne à un moment de sa vie, rajouta-t-il en substance, sembler le quitter ensuite et venir à nouveau s'instiller en lui pour remettre le feu en son œuvre.
    J’ai cru comprendre que ceci était une allusion directe à l’œuvre d’Ahmadou Kourouma, que l’auteur de Verre-cassé a en haute estime.
    Sentiment de l’urgence indispensable à la création littéraire, à la création artistique au sens plus large ; sentiment capricieux, une sorte d’espièglerie issue de l’intimité et comme lui échappant ; état de conscience au-delà de la conscience ordinaire et évoluant en quelque sorte de façon autonome dirais-je, à condition de sentir l'heure propice.

    Ahmadou Kourouma … J’ai relu le passage le concernant dans l’ouvrage publié par le critique littéraire Boniface Mongo M'Boussa « Désir d’Afrique » ; ce que je retiens de cet article : patience et sagesse, nuance de jugement ; geste décisif de son écriture pour combattre les dictatures (il les dénombre dans cette vidéo, constatant que son âge ne lui permettra pas de les dénoncer toutes).
    Il renouait avec cette patiente urgence chaque fois qu’il retrouvait son pays, ce qui était une nécessité pour son travail d’écrivain .*

    Enfin ce mot qui me vient, et qui peut sembler paradoxal pour un homme à l’engagement si puissant : Docilité ! 
    Docilité à écouter la voix distincte de ses personnages montant en lui ; docilité à laisser vivre ce je ne sais quoi de la langue et du verbe (il se dit séduit par la petite musique de la prose célinienne) ; docilité bien sûr à écouter le plus clair de sa conscience.
     
                                                                       J. Monnet  - 21/02/2010
    * (témoignage de Mme Kourouma).


    Etaient présents Madame Kourouma, l’écrivain et poète d’origine congolaise Alain Mabanckou (prix Renaudot 2006 pour « Mémoires du porc-épic), Julien Kilanga- Musinde  auteur congolais et professeur à l'Université de Lubumbashi,  Mr Michel Woronoff, professeur de littérature à l’Université de Besançon et Mme Arlette Chemain-Degrange (Université de Nice) spécialiste de littérature africaine et de l’œuvre d’Ahmadou Kourouma.

    lien utile, pour Boniface Mongo M'Boussa :
    www.congopage.com/Boniface-Mongo-Mboussa-le-critique



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  • Commentaires

    1
    boni
    Lundi 22 Février 2010 à 13:26
    Beau papier! On sent la patte d'un poète derriere.
    Bon vent!
    boniface.
    2
    jeffpm Profil de jeffpm
    Jeudi 25 Février 2010 à 19:26
    Boniface Mongo M'Boussa me retourne ce message qui me semble apporter des précisions intéressantes de la part de quelqu'un qui connaît bien l'oeuvre de A. Kourouma :

    Mon cher Jean, 
    J'ai lu avec plaisir ton papier. Je connais ce documentaire. il est excellent.
    J'aime bien ce que tu dis sur Kourouma: la patience, la patience. En fait, il n'a écrit que trois romans: "les soleils", "Monné", "Outrages et défis", puis "En attendant le vote des bêtes sauvages".
    Les derniers récits: "Allah n'est pas obligé" et "Quand on refuse on dit non", sont des textes écrits dans l'urgence.

    Et le résultat est moins heureux qu'avec ses romans de la patience.
    Patience, ce mot n'est peut être plus d'actualité à l'époque de l'internet. Mais pour un écrivain, c'est le seul crédo.
    Et ce n'est pas étonnant que ce soit justement, toi
    le poète, qui nous rappelle l'importance de ce mot dans la création littéraire

    Patience cher ami, patience.

    Amitiés !



    Boniface Mongo M'Boussa

    3
    jeffpm Profil de jeffpm
    Mercredi 3 Mars 2010 à 08:42
    Cher Boniface,
    J'essaie d'exercer ma patience en poétisant...

    Voici un poème "Post-scriptum" dédié à Alain M. qui dit cette patience capable d'établir un pont entre Europe et Afrique :



    Post-scriptum




    Je me réveille ce matin, pris dans la charnière, m'y tenant,




    du fermoir de l'Ange, ayant en héritage




    la gemme insignifiante des choses,




    la forêt de cristaux à l'immense trémulation lors




    que les dieux barattent l'univers.




     


    Je pense à la lame qui, dès l'aube,




    affûtait l'âme de Lorca ;




     


    Je pense à Camus, aux étoiles humbles, jaillissant




    du firmament d'une conscience pure, issue




    du ventre de poussière des temps,




     




    Antre qui recrachât le Poète brandissant




    comme une arme* son bouquet d'astres




    pour le tendre au monde ...


     


     




    Pont en flamme, appel enjambant les Niger,




     




    Soif, soif, le verre brisé à la coupe




    de transparence des civilisations




     




    Poète, t'endormir tous les soirs




    dans leur nid de songes




     


     




    La poésie est notre pont !...




     




    * miraculeuse !

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