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Avec Sigrid et Raquel nous nous sommes racontés un cimetière
Rare instant à l'occasion d'une pause
Vieux cimetière juif de Prague sous la neige
Midi ; chacun a sorti son casse-croûte.
Elles bavardent comme deux copines de longue date ; proximité et complicité. Elles viennent d'échanger avec deux autres collègues ; j'ai surpris quelques mots et ressenti le ton peu commun de leur conversation : l'on parlait de cimetière, d'une visite au Père Lachaise faite il y a quelques années : donc rien à voir avec les remarques sur le boulot, les plaisanteries qui émaillent d'habitude les conversations à cette heure là. Les deux collègues autres viennent de se lever pour regagner leurs activités propres ; je reste à côté de Sigrid et Raquel. L'une est allemande, l'autre est Catalane (je réaliserai après coup qu'à nous trois nous représentons un échantillon significatif de l'Europe).
La Toussaint n'est pas très loin, c'était il y a quelques jours ; invité par l'ambiance de gravité qui régne dans ce petit cercle, je leur confie cette impression qui fut la mienne aux portes d'un cimetière des environs de Belfort, le samedi 2 novembre. Quelques réflexions de leur part viennent encore donner un peu plus de profondeur à l'échange ; Sigrid évoque cet instant de temps suspendu lorsque, presque par inadvertance, elle s'était retouvée quelques mois auparavant devant l'entrée d'un cimetière juif sous la neige à Berlin, et qu'elle se prit à méditer parmi l'alignement un peu chaotique de ces très vieilles tombes : pierres comme un peuple qui trébuche, humides et noires parmi le blanc partout ; comme des bouches prononçant un cri muet pour braver l'oubli qui menace tous et chacun.
Ces confidences personnelles induisirent une émotion subtile, autant que pouvait le permettre la pudeur qui règle les relations professionnelles.
Il n'empêche : il s'était passé quelque chose de remarquable . Aussi je poussai plus loin et leur annonçai que, de ces moments volés à la quotidienneté, je ferais un poème centré sur mon expérience récente du cimetière belfortain. De plus je leur promis que j'inclurais dans le poème les mots de ''pomme'' et de ''sandwich'' (dans lesquels je les avais vu mordre quelques instants plus tôt) , en guise de clin d'oeil au moment passé ensemble.
Dont acte :
Visite au cimetière
A Sigrid et Raquel
Nos âmes qui jusqu’à présent
Furent des Eve aux joues colorées tendant la main
Vers la pomme de vie, vers
Le fruit menacé par tous les appétits …
Nos âmes (dis-je) seraient-elles là prises
En sandwich entre sentiment
De l’ordinaire, croûte désuète,
Et esseulement, humeur
Orpheline, mie amère ?
Le portail métallique est grand ouvert
Sur un monde où le vent balaie,
Où les vivants chuchotent.
La tenue un peu raide sous l’épais manteau,
Le regard non préparé aux choses
Qui transpercent le temps afin que puissent poindre
Celles de l’éternité :
Voilà la simple condition dans laquelle être
Pour que nous sautent aux yeux ces containers
Gris à couvercle jaune
Débordant de fleurs séchées,
De bouquets aux porcelaines irisées
Comme si elles eussent été cueillies
Aux lèvres de cendre de Pompéi,
De floraisons de plastique qui firent
La gloire d’une époque, où les agonisants, optimistes, souriaient,
Où les morts relevaient et passaient la tête
Par les fenêtres de l’enclos de terre
… Superbe qu’un jour nouveau, indéfini, vient clore.
Ah ! Le quotidien
Qui croit tenir les registres du ciel
Ne sait qu’entasser ;
De ses pantins humains, c’est lui qui mène macabre danse
Et déroule l’ombre de ses saynètes au plein jour ;
Il croit être utile, efficace, rappelant brutalement à chacun
Que c’est devoir de changer les pétales de son pelage
Comme il est coutume de le faire un jour de Toussaint,
Sans voir – ronde de pauvres victimes, sarabande des esclaves
Soumis à la bourrasque des caprices mortels –
Qu’il fournit à l’implacable Maîtresse-Mort
Ce qu’elle déteste et désire le plus :
L'argument de la Profusion !
jf Monnet 07 novembre 2013
Sigrid au bonnet vert - Peinture acrylique jf Monnet novembre 2013
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